26/03/2021
Nous avons le plaisir aujourd’hui de rencontrer et d’interviewer Monsieur Jean-Yves FROUIN, co-auteur du rapport sur la régulation des plateformes numériques de travail qui a fait couler beaucoup d’encre (dont la nôtre). Chers lecteurs, comme vous le savez, nous avons beaucoup écrit sur le sujet qui nous passionne, et particulièrement apprécié la rigueur et la qualité du travail effectués par les membres de cette mission.
Pour redonner un peu de contexte, monsieur Jean-Yves FROUIN,
vous avez été Conseiller à la Chambre sociale de la Cour de cassation depuis
2009 puis Président de cette Chambre sociale entre 2014 et 2018. Vous avez
également réalisé une thèse en 2009 sous la direction de Bernard Teyssié sur :
« une construction prétorienne du droit du travail : entre protection du
salarié et intérêt de l'entreprise ».
Une première lettre de mission vous a été confiée par le
gouvernement en janvier 2020 avec pour objectif « de définir les
différents scénarios envisageables pour construire un cadre permettant une représentation
des travailleurs des plateformes numériques visées à l’article 48 de la loi
d’orientation des mobilités », puis, une seconde, avec cette fois pour
enjeu de « prendre en compte plus largement la question du cadre
juridique, social et d’exercice de l’activité » et ainsi « de
définir les voies et moyens permettant de sécuriser juridiquement les relations
contractuelles les contrats collectifs conclus entre les plateformes et ces
travailleurs et d’identifier les pistes permettant de renforcer le socle de
droits dont bénéficient les travailleurs des plateformes, sans remettre en
cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant ».
Dernier élément oh combien important, qui a certainement dû influencer vos travaux
pour le rapport.
Ainsi, pendant près d’un an vous avez donc étudié ce passionnant sujet avec de nombreux experts, et auditionné de nombreuses organisations et personnalités afin d’enrichir vos réflexions.
C’était en effet une expérience riche et exaltante mais redoutable car je ne connaissais guère les plateformes numériques de travail et leurs travailleurs ou collectifs de travailleurs. Et la difficulté a été amplifiée, d’abord, par la crise sanitaire qui a rendu plus complexe la conduite de la mission, ensuite, par les évolutions voulues par les pouvoirs publics qui ont modifié et considérablement élargi l’objet de la mission.
On n’a pas ressenti une urgence particulière parce que les pouvoirs publics nous ont au contraire laissé un peu plus de temps mais on a été confronté à un bouleversement de l’objet de la mission et à son recentrage sur la question du statut des travailleurs et sur l’opportunité de la création d’un troisième statut entre salariés et indépendants, ce qui était complètement étranger à l’objet initial de la mission centré sur l’organisation d’un dialogue entre plateformes et travailleurs.
L’hypothèse de travail posée par les pouvoirs publics de ne pas remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant n’a pas à proprement parler influencé la réflexion de la mission car, devant la difficulté de sécuriser juridiquement le statut d’indépendant des travailleurs, la mission, à tort ou à raison a décidé de s’affranchir de cette hypothèse de travail et d’explorer d’autres voies. C’est du reste ce qui m’a conduit à approfondir la voie du recours à un tiers sécurisateur.
Au début des travaux de la mission, quand j’ai lu l’ensemble des
travaux de recherche conduits sur le sujet des travailleurs des plateformes
numériques, j’ai été frappé de constater que beaucoup d’entre eux et non des
moindres (IGAS, Conseil d’Etat, CESE) mettaient en exergue cette solution d’un
tiers sécurisateur comme une solution possible même s’ils y voyaient plutôt une
solution marginale , et j’ai gardé cette idée dans un coin de ma tête tout
au long de la mission.
Quand il m’est apparu au fil de l’avancement de la mission (après son élargissement) que la voie d’une sécurisation juridique des relations contractuelles dans le cadre de la préservation d’un statut de travailleur indépendant des travailleurs des plateformes était incertaine et malaisée, quand l’objectif à atteindre était de conférer à ces travailleurs à peu près les mêmes droits que ceux des salariés, je suis revenu à la solution du recours à un tiers sécurisateur en me demandant s’il n’était pas possible de la généraliser et dans quelles conditions, d’où les propositions du rapport.
La solution du tiers sécurisateur est assez indifférente à l’organisation d’un dialogue social équilibré, elle est neutre en réalité par rapport au dialogue social. L’objectif de cette solution, c’est de conférer aux travailleurs les droits des salariés tout en préservant une totale autonomie d’exercice de leur vie professionnelle puisque un salarié porté ou un entrepreneur salarié associé à une CAE ne sont pas dans un véritable lien de subordination à l’égard de l’entreprise de portage salarial ou de la CAE.
La solution proposée étant une solution de compromis, elle ne pouvait
que susciter beaucoup de critiques, parfois pour des raisons diamétralement
opposées, parce que les positions des uns et des autres (les intérêts peut-être
aussi) sur le sujet sont assez éloignées, voire contraires, de sorte que nul
n’y trouve son compte.
Cela étant, j’ai bien conscience que le recours à une tierce personne
fait aussi l’objet de critiques argumentées qui méritent d’être examinées pour
apprécier si cela condamne la solution ou
justifie simplement qu’on les prenne en compte pour y répondre de telle
manière que la solution fonctionne, ce que je crois possible.
Non pas vraiment, j’ai été plutôt conforté dans l’idée (la conviction)
que les intérêts et les positions dans
l’économie (ou le modèle) des plateformes numériques de travail sont tellement
divisés et partagés entre les différents acteurs qu’il sera sans doute malaisé
de trouver un mode de régulation acceptable par toutes les parties prenantes et
qui ne compromet pas le modèle des plateformes comme vecteur de croissance et
d’emplois.
En ce qui concerne le recours à un tiers sécurisateur, c’est la
solution qui a cru pouvoir être trouvée parce qu’elle cochait toutes les
cases : droits des salariés (pour les travailleurs de plateformes), maintien
d’une autonomie d’exercice de l’activité et de la flexibilité du travail,
sécurité juridique des relations contractuelles. Mais dans un milieu divisé ou
partagé, une solution qui paraît cocher toutes les cases est souvent une
solution qui n’en coche aucune parce que chacun des acteurs est en désaccord
sur l’un des points qui donne satisfaction aux autres.
Si déjà l’on parvenait à réunir toutes les parties prenantes autour d’une table pour négocier les conditions contractuelles et modalités d’exercice de l’activité, ce qui était l’objet de la mission initiale et de la LOM, on aurait sans doute réglé une partie du problème.
Cette solution (statu quo avec tentative de sécurisation), qui consiste
à définir légalement (dans un second alinéa de l’article L. 7341-1 du code du
travail) ce qu’est un travailleur indépendant des plateformes nous est apparue
comme étant la seule voie possible propre à permettre la sécurisation juridique
des relations contractuelles sans remettre en cause la flexibilité apportée
par le statut d’indépendant comme nous y invitait la lettre de mission.
Cela ne correspond pas à la création d’un troisième statut même si ça y
ressemble. Comme on l’indique dans le rapport, il faut faire une distinction un
peu subtile entre le (vrai) tiers statut qui consisterait à créer de toute
pièce un statut à part, autonome et distinct, regroupant une catégorie de
travailleurs définie par leur lien de dépendance économique et qui seraient
dotés de droits sociaux inférieurs à ceux des salariés mais supérieurs à ceux
des indépendants, et ce qui existe actuellement dans la partie VII du Code du
travail concernant diverses activités dont celle consistant dans le recours
pour l’exercice d’une activité professionnelle à une plateforme de mise en
relation par voie électronique.
C’est ce que l’on pourrait appeler un statut intermédiaire regroupant soit des travailleurs présumés salariés mais dotés de règles propres à raison d’une certaine autonomie d’exercice, soit des travailleurs réputés indépendants mais dotés de certains des droits des salariés. Je reconnais que la distinction entre tiers-statut et statut intermédiaire est mince mais ce n’est pas la même chose et surtout l’objectif poursuivi n’est pas le même.
Comme on l’indique dans le rapport (page 49), les critères légaux
d’accessibilité au portage salarial sont réservés à des travailleurs qualifiés
que ne sont pas les travailleurs de certaines plateformes numériques et
notamment des plateformes de mobilité. Il convient donc d’assouplir et
d’élargir ces critères pour rendre ces travailleurs éligibles à cette forme
d’activité.
Il va de soi que, si l’on devait s’engager dans cette voie,
l’assouplissement des règles d’accès au portage salarial ne pourrait être
réservé aux seuls travailleurs des plateformes numériques.
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